Une première contribution à une discussion « en cercle de confiance »
Contribution de James Alison à une discussion catholique – avec participation œcuménique – sur les questions d’homosexualité, organisée selon les règles dites « de Chatham House ». Ni les noms des autres participants, ni leurs contributions, ni le lieu d’accueil ne sont communiqués, étant donné le risque de violence à l’encontre de certains si leur participation était connue. Mais les participants ont été autorisés, à titre individuel, à rendre publiques leurs propres contributions.
Dans le schéma classique de l’Église, nous savons très bien comment conjuguer les trois réalités que sont la « vérité », la « pénitence » et « l’Évangile du pardon » lorsqu’il s’agit de questions concernant les lesbiennes et les gays. La vérité, nous assure-t-on, c’est que l’existence de l’homosexualité est une sorte de défaut, une faille dans l’ordre voulu par Dieu ; la pénitence, alors, devient appropriée quand quelqu’un se laisse emporter par sa tendance objectivement désordonnée, au point de commettre des actes intrinsèquement mauvais ; et l’Évangile du pardon se manifeste quand un ministre de l’Église offre l’absolution au pécheur en question.
À ceux qui veulent se tenir à cette façon de penser, je n’ai rien à opposer. En effet, il n’est pas plus utile de tenter une conversation avec de telles personnes que de se frapper la tête contre un mur. L’expérience m’a montré que nous touchons ici à une question devenue « sacrée » au sens girardien ou lévinassien du terme. Un miasme d’allergie violente entoure le sujet, et la discussion rationnelle devient vite impossible, car on touche un nerf à vif.
Je cherche donc, par principe, à éviter ces discussions. Elles deviennent rapidement des débats dont le seul but est de démontrer la dextérité de chacun dans l’escrime verbale et biblique. La conversation ne devient réellement possible qu’entre ceux qui ont commencé à remettre en question le schéma sacré. Ceux qui souhaitent chercher un moyen d’avancer. Petit à petit, on reconnaît qu’il y a un vrai problème ici. Un problème rendu plus compliqué qu’il ne pourrait l’être, en raison de ceux qui dépendent du schéma sacré pour leur subsistance ou leur vie. Que ce soit au niveau économique, par leur emploi, ou au niveau personnel, psychologique ou spirituel. Ou, comme c’est souvent le cas au sein du clergé, aux deux niveaux à la fois. C’est donc dans ce contexte que j’ai accepté avec un réel plaisir cette opportunité de discuter avec vous. Je peux enfin vous adresser directement le questionnement que j’étais depuis si longtemps désireux de partager dans un tel cercle.
Pouvons-nous, nous, catholiques lesbiennes et gays qui vivons notre foi ouvertement à partir de ce que nous sommes, et non malgré qui nous sommes, vous être d’une quelconque aide ? Et si oui, comment ? Ceux d’entre nous qui ont confessé et gardé la foi catholique et chrétienne à travers toute la violence qui s’est déchaînée sur eux au cours des deux pontificats précédents peuvent-ils vous être d’une quelconque aide ? Et si oui, comment ? Moi-même, prêtre et théologien, devenu inemployable dans l’Église en raison de mes opinions sur ces questions, puis-je vous être d’une quelconque aide, et si oui, comment ?
Peut-être en retournant complètement le schéma initial ?
Allons-y…
La présence de l’Esprit Saint à l’œuvre dans l’humanité prend une forme très particulière. Le pardon de Dieu vient parmi nous, produisant la pénitence en ouvrant nos cœurs pour nous faire vivre dans la vérité. Il s’agit d’un projet créatif dynamique au milieu duquel nous vivons, et dont nos vies, avec toutes nos défaillances, deviennent les témoins. C’est par le pardon que nous devenons des participants libres et conscients de la création intelligible de Dieu en tant que filles et fils de Dieu, et héritiers du Royaume.
A mon avis, nous vivons actuellement un moment fort de l’arrivée du pardon de Dieu dans l’Église catholique. Le choc qui a accompagné la divulgation du Rapport de la CIASE en France en est le témoin. Alors que nous étions confiants, sûrs de nos systèmes et de notre bonté, nous n’étions pas conscients du mal que nous faisions, et à quel point nous réussissions à nous le cacher. Nous savons quand nous commençons à être pardonnés parce que notre cœur commence à se briser. C’est à ce moment-là que nous tombons dans la réalité. C’est une intuition thomiste : la forme que prend le pardon dans la vie d’une personne est la contrition, une rupture du cœur, du latin cor triturare.
Or, Dieu ne veut pas nous briser les cœurs comme châtiment ou acte de violence à notre encontre. Bien au contraire : c’est parce que la tendance du péché est de rendre notre cœur trop petit. Et le désir de Dieu est de nous donner un cœur plus grand, plus capable de désirer, plus sensible et plus souple. La brisure n’a pas pour but de détruire, mais de permettre de grandir.
D’où vient donc ce pardon, porté par l’Esprit Saint ? Il vient, bien sûr, d’une seule source, que nous le sachions ou pas. Cette source, c’est Jésus-Christ, qui est mort et ressuscité pour nous. C’est parce qu’il a occupé l’espace de la violence, de la honte, de la vengeance, de la mort. Et qu’il l’a fait pour nous. Cet espace que nous sommes si enclins à fuir. Nous faisons tout pour que quelqu’un d’autre l’occupe, cette violence ô combien juste, si nécessaire pour sauver les situations, ou du moins les apparences. C’est cet espace justement que nous appelons « péché » que Jésus a occupé pour nous, défaisant, du fait de sa mort, tout le pouvoir que ce lieu à sur nous et nous délivrant ainsi de la peur qui pouvait dominer notre vie. Et il nous a, en même temps, ouvert le chemin par lequel nous devenons libres de faire la même chose les uns pour les autres, sans en craindre les conséquences pour nous-mêmes.
Cette clé de la Sagesse, qui est la croix du Christ, ne date pas d’hier. Elle a été à l’œuvre à travers de longs siècles d’apprentissage jusqu’à notre époque. Jusqu’à et y compris ce moment où nous commençons à parler franchement, en sœurs et en frères, des questions LGBT, de ce que nous appelons en anglais « la question gay[1]».
La Sagesse de la Croix nous fait douter de notre propre justesse lorsque nous nous trouvons impliqués dans un nouveau meurtre collectif, comme celui subi par Jésus. Ainsi que René Girard l’a souligné, ce n’est pas parce que nous sommes devenus plus rationnels que nous avons cessé de brûler des sorcières. C’est parce que nous n’arrivions plus à croire à leur culpabilité que nous sommes devenus plus rationnels. Il n’est pas nécessaire de chercher des causes lointaines et impersonnelles aux choses si l’on a sous la main un moyen rapide et facile de résoudre un problème social local : un bon petit tour de bouc émissaire. Ce sont les changements dans les modes de relation qui produisent des changements dans la rationalité, et non l’inverse. À mesure que nous devenions capables de mettre de côté les fausses accusations, les passions et les armes de lynchage que nous avions sous la main, nous devenions capables d’apprendre à faire notre chemin dans la réalité.
Curieusement, en ce qui concerne la question gay, c’est « l’invention » de l’hétérosexualité qui nous offre un aperçu clé de cet apprentissage. À partir du XVIIe siècle, dans le nord de la France, les Pays-Bas et le sud de l’Angleterre, ce que les historiens sociaux appellent le « mariage de compagnonnage » commence à apparaître de plus en plus fréquemment. La notion traditionnelle du mariage, où le couple se conçoit simplement comme époux, s’est élargie ; il s’agit d’être, l’un pour l’autre, le meilleur ami, la meilleure amie, des compagnons intellectuels et affectifs. Un phénomène qui a surpris ses premiers observateurs. Peu à peu, nos sociétés ont commencé à sortir de l’homosocialité qui prévalait jusqu’alors. Les cultures homosociales sont celles dans lesquelles, dès un âge assez précoce, la vie sociale des filles et des femmes se déroule entre elles, et celle des garçons et des hommes entre eux. Avec des mariages arrangés et des interactions sociales assez encadrées. Aujourd’hui, nous trouvons notre culture hétérosexualisée si naturelle que l’ancienne façon de vivre ensemble, qui prévaut encore dans beaucoup de pays musulmans, nous semble bizarre. Mais, en termes historiques, c’est notre aventure culturelle qui constitue la nouveauté.
Nous avons bien ri quand Ahmadinejad a prétendu qu’il n’y avait pas de gays en Iran. Mais ce qu’il disait, en imaginant son pays comme encore homosocial, n’était pas complètement erroné. Car là où il n’y a pas « d’hétéros », il n’y a pas non plus « d’homos ». Il y a bien sûr une minorité d’hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes, et de femmes avec des femmes, mais d’une manière aussi discrète et invisible que nécessaire à leur survie. C’est ainsi que fonctionne le traditionnel et immense « don’t ask, don’t tell » au sein des groupements homosociaux.
Cependant, c’est le déclin progressif du monde homosocial dans les pays occidentaux qui nous a permis de comprendre quelque chose sur des personnes qui étaient auparavant invisibles. Des gens qui sont devenus visibles dans la mesure où ils se sont retrouvés comme des inadaptés et des sans-abris dans un nouveau paysage, confrontés à des violences nouvelles et différentes. C’est à partir du début du XVIIe siècle que commencent à apparaître des lieux de rencontre – tavernes, cabinets privés, lieux de drague – pour ces gens bizarres qui ne se sentaient pas chez eux dans le nouveau monde de l’hétérosexualité. Et où, bien sûr, ils commençaient à devenir les objets de ce que nous appellerions aujourd’hui « l’attention de la police ».
Nul besoin ici de renchérir sur les recherches menées par Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité. Ma lecture girardienne de cette même histoire n’est pas accusatrice. Il s’agit des mêmes faits vus dans une perspective différente. Dans ma compréhension, je pose que le pardon de Dieu envers nous, les humains, a pris la forme d’une perte progressive de foi en la culpabilité et la dangerosité de ces parias. Il a fallu quelque quatre cents ans pour que ce qui était considéré à l’époque médiévale sous la rubrique du « péché », particulièrement présent dans le milieu monastique ou clérical, change de visage. Au début de l’ère moderne, ce « péché » s’est transformé en « crime », puis en « maladie ». Puis en problème de « santé mentale », avant de devenir finalement, à la fin du XIXe siècle, un problème « psychologique ». Autrement dit, à partir du moment où elle a commencé à devenir « visible », cette question a toujours été traitée comme un problème social à régler d’une manière ou d’une autre. Même si, progressivement, on a de moins en moins cru en sa dangerosité supposée.
Plusieurs facteurs se sont finalement conjugués pour permettre, dans les années 1950, à un moment véritablement scientifique de se cristalliser. Parmi ces facteurs, il y a eu la démobilisation massive de centaines de milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes après les deux guerres mondiales. Parmi eux, beaucoup avaient pour la première fois rencontré d’autres personnes comme eux ou elles, sous les drapeaux ou dans les usines d’armement. Ils ont pu s’installer dans des grandes villes où ils ont trouvé d’autres personnes semblables, plutôt que de retourner dans leurs petites communautés rurales. Le vingtième siècle a fait de la vie en petit appartement, et donc de l’intimité relative, une caractéristique de plus en plus normale de la vie urbaine. Ainsi, les personnes non perturbées par leur « homosexualité » ont commencé à pouvoir dire : « Oui, je le suis, et alors ? ». Pour la première fois, il a été possible d’étudier une masse critique de « sujets » qui ne présentaient pas de « problèmes », et les disciplines naissantes de la psychologie et de la psychiatrie ont commencé à reconnaître leur incapacité à mettre en évidence une pathologie intrinsèque à l’orientation envers des personnes du même sexe. Il s’avère que, si l’on s’attache aux facteurs de stress observables au sein des minorités, les gays et les lesbiennes sont tout aussi perturbés que les autres. Pas moins, mais pas plus.
C’est là, à mon avis, qu’émerge quelque chose de nouveau. Ce moment où nous abandonnons l’optique du « voici un problème social qui doit être résolu », c’est-à-dire une perception née du mécanisme du bouc émissaire, au profit d’une perspective proprement scientifique : « Quelle est cette réalité stable, d’où vient-elle, comment fonctionne-t-elle et à quoi sert-elle ? ». Notez bien que ce n’est pas grâce au génie de grands penseurs que nous sommes arrivés à ce point. C’est plutôt la présence relationnelle d’une masse critique de personnes relativement peu troublées par ce qu’elles sont qui a permis aux observateurs scientifiques de comprendre la réalité. A partir de ce moment-là, cette réalité, observée dans presque toutes les sociétés, qu’on avait traitée soit comme un vice soit comme une pathologie, (ou même, dans certaines sociétés, comme abomination ou signe de pouvoir spirituel), commence à être reconnue et vécue comme une variante minoritaire et non pathologique dans la condition humaine. C’est-à-dire quelque chose d’à la fois réel et banal.
Je vous ai décrit les changements dans les relations sociales qui étaient à la fois nécessaires et suffisants pour qu’une découverte scientifique soit faite. Une découverte qui, en s’imposant comme réelle, a peu à peu à balayé les accusations, les mensonges et les formes de mépris qui avaient jusqu’alors dominé la discussion.
Depuis les années 50, de plus en plus de gens, au sein des pays occidentaux pour commencer, ont reconnu la justesse de cette perception. Particulièrement s’ils ont personnellement rencontré et connu des personnes qui se disent aujourd’hui « gays » ou « lesbiennes ». C’est cela qui a permis au pardon de Dieu de se déployer de telle manière qu’une vie réconciliée dans ce domaine devient pensable et vivable. En d’autres termes, une vie réconciliée telle qu’elle est vécue avec de moins en moins d’inquiétude dans de nombreux pays occidentaux. Surtout dans les pays qui sont des alluvions de culture catholique et protestante. Des pays qui se sont formés dans le cadre des tensions historiques entre le Pape et l’Empereur, la Foi et les Lumières. Les mêmes tensions historiques, en fait, qui, au cours des siècles, ont jeté les conditions de possibilité de la méthode scientifique.
Cette même vie réconciliée est intensément désirée par de très nombreux jeunes qui, bien que vivant dans des pays où cette vérité n’a pas encore été reçue, aspirent à l’habiter. Ils paient très cher, parfois même de leur vie, le privilège de pouvoir se réjouir de ce qu’ils sont, d’incarner ce qu’ils se savent être. Même si beaucoup d’entre eux, et d’entre nous, sont conscients qu’une telle réalité, qui a mis des centaines d’années à émerger dans des circonstances culturelles particulières, ne peut être transférée immédiatement dans une autre culture sans produire des bouleversements sismiques. Mais nous ne pouvons pas non plus permettre que la « culture » devienne une justification de la violence majoritaire. Cela reviendrait à revenir sur des choses que nous avons appris à la dure, en surmontant partiellement notre propre violence majoritaire.
Pourquoi ai-je voulu commencer par cette brève introduction historique ? Certainement pas pour critiquer « l’hétéronormativité ». Je me réjouis du monde de découvertes qu’a ouvert notre invention de l’hétérosexualité au cours des siècles derniers. Avec tout ce qu’elles offrent à l’immense majorité des femmes et des hommes en termes de liberté et de justice. Et pour avoir rendu de plus en plus incontournable l’égalité généralisée entre les femmes et les hommes.
Non, j’ai pris le temps de ce récit parce que, si vous souhaitez parler avec nous, et si vous voulez que nous vous aidions à avancer, la question de la réalité à partir de laquelle nous allons nous parler est essentielle. Il y a une question absolument centrale pour nos consciences, c’est comment vivre selon la vérité. Ainsi, vous vous engagerez dans des conversations d’égal à égal avec des personnes dont la conscience a été formée par un dur voyage à la première personne vers la vérité.
En tant que chrétiens, et entre chrétiens, comme Amoris Laetitia l’indique clairement, le seul niveau possible de conversation est celui de l’égalité. Il n’y a pas de voix paternelle véritable et contraignante dans l’Église. Depuis la venue du Christ, la voix de Dieu a été et est inéluctablement fraternelle. Et, sous l’impulsion de l’Esprit Saint, tout véritable processus d’apprentissage est horizontal, entre nous. Si vous vous accrochez à une voix paternelle, et donc à enseigner d’en haut, alors vous vous retrouvez rouler en marche arrière, en direction d’un monde encore plus idolâtre que le nôtre.
Cette conversation que nous commençons à mener, je l’habite personnellement depuis plus de cinquante ans. Et en public depuis presque quarante ans. Je peux témoigner que la seule chose qui a été constante, lente mais constante, tout au long de ces années, c’est, parmi nous, l’arrivée horizontale de la vérité sur notre réalité. La reconnaissance du fait qu’une orientation stable vers le même sexe est une variante minoritaire non pathologique de la condition humaine qui se produit régulièrement ; un fait de plus en plus solidement établi et pacifiquement accepté par les scientifiques et la population en général. Tout comme le sentiment que ceux d’entre nous qui sont porteurs de cette variante minoritaire deviennent plus fonctionnels, plus stables, plus heureux et plus aptes à entretenir des relations humaines riches dans la mesure où ils acceptent, où nous acceptons cette vérité comme une partie formatrice de nos vies, une partie de notre capacité à contribuer à l’épanouissement des autres et de nous-mêmes.
À en juger par le nombre de personnes avec lesquelles j’ai parlé de ces questions, sur tous les continents, au cours des quarante dernières années, je suis loin d’être le seul à avoir entrepris ce long voyage vers l’acceptation de soi. Et comme cela a été le cas pour beaucoup de mes pairs, mon chemin a été pénitent. Petit à petit, mon cœur a été brisé par Dieu qui me pardonnait mes idolâtries, mes fausses sécurités, mon désir d’échapper à ce que je suis pour devenir quelqu’un d’autre, ma fuite pour ne pas être aimé tel que je suis. J’ai dû apprendre à reconnaître et à distinguer la vérité qui vient de Dieu des mensonges qui viennent de ceux se prenant pour les défenseurs de la vérité de Dieu, cherchant si fermement à policer l’appartenance à l’Église. J’ai dû apprendre que la tentation n’est pas mince de suivre le jeu clérical, pour avancer professionnellement, mais au prix du silence sur ce qui est la vérité de ma vie, comme celle d’ô combien de mes frères prêtres. C’est une tentation qui ouvre la voie à un péché très grave : celui d’avoir gagné le monde et perdu son âme.
On a une soif de la vérité quand on a senti le feu de l’enfer, on sait que pour éviter ses flammes et devenir un vrai chrétien, un véritable humain, il faut avant tout éviter de se faire des illusions sur le réel, sur ce que le Créateur est en train d’amener à l’être. Beaucoup d’entre nous ont déjà affronté, sur le plan psychologique et spirituel, tant d’arguments que l’autorité de l’Église a inventés pour imposer une autre « réalité », plus commode pour ses coutumes institutionnelles. Ces arguments ne nous convainquent pas, malgré la prétendue autorité de ceux qui les brandissent. Parce qu’ils imaginent tous que la réalité qui nous a montré qui nous sommes, depuis bien longtemps et maintes épreuves, ne vient pas de Dieu.
Par conséquent, aucune future prise de position sur, par exemple, nos mariages, ou la justesse de notre capacité d’adoption, de paternité, d’exercer certains emplois, n’aura plus aucune capacité à nous convaincre de quoi que ce soit, et de plus en plus, à convaincre qui que ce soit de bonne volonté. Il faut se rendre compte que le postulat de base de ces positions – celui qui nous oblige à déduire négativement qui nous sommes à partir d’un a priori fondé sur l’acte conjugal ouvert à la procréation – est tout simplement faux. Pour que l’on maintienne ce système, il est absolument nécessaire que nous acceptions d’être des hétéros abîmés. Cependant si nous ne l’acceptons pas, ce n’est pas parce que nous sommes spécialement pervers, rebelles, ou dangereusement désobéissants, mais parce que ce n’est pas vrai.
Selon ce système, on ne peut pas parler avec nous. Parce que nous ne sommes pas les personnes que l’on veut que nous soyons. On parle de nous, en nous décrivant comme des « ils » ou des « eux ». Le grand défi auquel vous êtes confrontés est que, si vous décidez de nous parler, ce fait même implique la reconnaissance d’une réalité pour laquelle vous n’avez pas de véritable description.
Essayons d’être rigoureux. Traditionnellement, il n’y a eu que deux sources à partir desquelles l’Église a cherché à traiter cette question. D’une part, certains textes bibliques, et d’autre part, des raisonnements déduits de ladite « Loi naturelle ». Des textes bibliques, on ne peut rien déduire avec certitude concernant la variante minoritaire non pathologique de la condition humaine que nous appelons « homosexualité ». Tout au plus ces textes peuvent-ils nous aider à critiquer des pratiques culturelles violentes et abusives. Mais nous sommes aujourd’hui en mesure de distinguer très clairement, d’une part, ces pratiques et, de l’autre, les relations qui découlent d’une orientation profonde et qui sont exercées en toute liberté par ceux qui partagent une certaine égalité sociale.
De la version actuelle de la Loi naturelle défendue par les congrégations romaines dans ce domaine, nous pouvons au contraire dire quelque chose avec une certitude absolue. Déduire ce que des personnes sont à partir d’une prohibition d’actes qui seraient contraire à quelque chose que ces personnes ne sont en train ni de faire ni de vouloir faire, est un tour de force de circularité logique. Et la logique circulaire n’apporte jamais de véritables nouvelles informations sur quoi que ce soit. Mais ce qui est plus important que cela, c’est de reconnaître que, ces deux non-sources mises à part, il n’y a en fait aucune autre dans la révélation divine qui ait quelque chose à dire sur cette réalité. Ce que nous y trouvons, c’est simplement la manière horizontale et relationnelle dont la Sagesse de Dieu rend présente la réalité intelligible de la Création au milieu de nous, afin de nous montrer l’amour de Dieu à notre égard. Pas d’autorité externe pour cela. Seulement une autorité fraternelle pour nous maintenir ensemble pendant que nous naviguons, en tant qu’Église, dans notre apprentissage du réel.
Ainsi, ni l’Écriture, ni la Tradition, ni la Loi naturelle n’ont jamais su comment reconnaître ou parler en toute vérité de cette réalité. Guère surprenant, étant donné que sa reconnaissance comme une variante minoritaire non pathologique est très récente. Néanmoins, cette reconnaissance s’est produite parmi nous lorsque la dynamique de l’Esprit Saint a exactement suivi le chemin prédit par Jésus aux chapitres 15 et 16 de l’Évangile de Jean. Nous parler, c’est s’adresser à des personnes formées par ce processus de vérité, et qui ont accepté qu’elles sont formées par cette réalité. Nul n’est obligé d’entrer dans la réalité, mais la réalité elle-même nous invite tous amicalement en son sein. C’est une partie de ce que signifie la doctrine de la Création.
La conversation par laquelle nous commençons à élaborer ce que pourrait être le véritable enseignement de l’Église dans ce domaine, est une conversation dans laquelle l’autorité de l’Église ose seulement maintenant s’engager. Je soupçonne que cette audace prendra la forme d’une reconnaissance timide que nous, les gays et les lesbiennes, avec tous les défauts que nous partageons avec le reste de l’humanité, sommes capables d’apprendre à dire la vérité. Que notre récit à la première personne est celui d’une fille ou d’un fils de Dieu en bonne conscience. Un pécheur, sans doute, qui se trompe sur beaucoup de choses, bien sûr, mais qui n’est pas radicalement dans l’illusion de qui il est. Je soupçonne également que Dieu fera de nous tous des témoins du « pourquoi ? », du « dans quelle visée ? », du « pour quoi faire ? » qui se cache derrière le fait qu’il ait béni l’humanité avec un don aussi bizarre. Pour autant que nous nous aidions mutuellement à partager le pardon de Dieu et que nous entrions ainsi ensemble dans la réalité créée en tant qu’héritiers du Royaume.
Je vous laisse avec les mots de Gaudium et Spes 36.2, qui, je l’espère, serviront de paradigme à notre travail.
Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu. Bien plus, celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu’ils sont. À ce propos, qu’on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science.
[1] En anglais, on préfère le mot « gay » au mot « homosexuel ». Ce dernier est né en Allemagne en 1869, comme terme respectueux certes, mais, pour nous, il a maintenant une connotation prétendument clinique, absente du premier, d’origine populaire.
James Alison
Lyon, Paris, Madrid. Décembre 2021