Repenser la sacramentalité après René Girard : désir, signe et intelligibilité de la crise 

Présentation donnée lors de la réunion 2022 du Colloque sur la Violence et la Religion (COV&R), tenue à la Pontificia Universidad Javeriana, Bogotá, du 29 juin au 2 juillet 2022

Comme on le sait, René Girard n’a écrit ni sur les sacrements ni sur l’ecclésiologie. Il s’est plus attaché à retracer les changements produits dans les modèles de désir par les textes juifs et chrétiens – changements ayant conduit au monde moderne. Il a en outre étudié les façons dont, une fois les désirs humains émancipés et privés de résolution sacrificielle, nous devenons de plus en plus dangereux les uns pour les autres. La question de savoir comment vivre dans ce monde sans être pris dans un maelström de rivalités mimétiques non résolues menant à l’autodestruction était celle qui le préoccupait dans ses dernières années. Comme Benoît Chantre l’a montré, c’est le modèle d’Hölderlin plutôt que ceux de Clausewitz ou Hegel qu’il cherchait à nous proposer.

Cela dit, rien dans la pensée de René n’empêche de se poser la question de savoir à quoi pourrait ressembler une ecclésiologie fondamentale issue de l’intuition girardienne. Et une bonne partie de cette pensée nous recommande d’adopter une approche sacramentelle de l’ecclésiologie. En fait, René lui-même montrait peu d’intérêt pour la politique ecclésiastique et était enclin à penser que l’Église chrétienne avait échoué, tout au moins que la chrétienté avait échoué. Il participait pourtant régulièrement aux sacrements, ayant été pendant quelque temps ministre eucharistique pour l’aumônerie catholique de Stanford. Par la suite, il assista fidèlement à une messe grégorienne, organisée par un professeur de musique parmi ses collègues de Stanford. Cette messe, avec les prières latines du Missel Paul VI, mais avec les lectures et l’homélie en anglais, était sa discipline hebdomadaire dans une chapelle près de chez lui dans les dernières années de sa vie.

Sans instruction directe de René sur ce terrain, mais aiguillonné par le sérieux avec lequel il a pris la chose, je propose de revenir aux fondamentaux en regardant quelle sorte de sacramentalité, et donc éventuellement (mais pas dans cette présentation), quelle sorte d’ecclésiologie, pourrait émerger des découvertes de Girard. Si vous êtes surpris par le lien que j’établis entre « ecclésiologie » et « sacramentalité », je voudrais rappeler deux choses. La première est que ce que nous appelons maintenant « ecclésiologie » – le traité « De Ecclesia » – est devenu une notion courante dans la période post-réforme, en grande partie grâce à Bellarmin et à d’autres jésuites, en réponse à l’attaque de la Réforme contre la structure institutionnelle de l’Église catholique. Avant cette période, même s’il y avait beaucoup de discussions, notamment pendant la période conciliariste, sur les différents éléments de la gouvernance de l’Église, la compréhension de base de ce qu’est l’Église était discutée dans le traité « De sacramentis ». C’est-à-dire qu’il était entendu que la vie de l’Église était une vie « dans les signes ».

Une deuxième raison pour laquelle il nous est difficile d’imaginer le lien entre l’ecclésiologie et la sacramentalité est que nous avons tant de fois accepté l’identification islamique du christianisme comme « une religion du livre » aux côtés du judaïsme. Pourtant, en fait, le christianisme catholique s’est toujours considéré comme une religion d’esprit et de signe, c’est pourquoi nous traitons les textes bibliques d’une manière différente de celle de nos frères et sœurs réformés. Ainsi, lorsque Vatican II fait référence à l’Église comme sacrement universel du salut, loin de dire quelque chose d’entièrement nouveau, il reformule une manière ancienne de comprendre ce qu’est réellement l’Église. Elle est, ou devrait être, le signe vivant parmi nous d’une réalité, le royaume des cieux, qui se déploie lentement au milieu de nous par des signes qui nous transforment nous aussi en signes, c’est-à-dire en témoins vivants, agissants.

À la base, donc, de toute compréhension de l’Église comme signe, et des signes qui composent l’Église, se trouve la question de savoir ce qu’est un signe humain, et comment il pourrait devenir autre chose qu’un simple signe humain auto-créé. Et c’est un domaine où René Girard a beaucoup à nous offrir. Pour ceux d’entre vous qui veulent un regard plus professionnel et philosophique sur les questions de signe, je ne saurais trop recommander le récent livre d’Anthony Bartlett Theology after Metaphysics, où il explore le potentiel sémiotique de la pensée de Girard avec l’aide de Charles Pierce.

Mon but ici est d’examiner quelques résultats spécifiquement théologiques de cette façon de penser. Commençons par reprendre une partie de la discussion de René sur le signe dans la section D du chapitre 3 du livre 1 des Choses cachées de la fondation du monde où il aborde la question du « signifiant transcendantal » :

« Il faut montrer qu’on ne peut pas résoudre le problème de la violence par la victime émissaire sans élaborer du même coup une théorie du signe et de la signification. Avant même d’arriver au signe, il faut voir, je pense, dans le mécanisme victimaire sous sa forme la plus élémentaire une prodigieuse machine à éveiller une attention d’un ordre nouveau, la première attention non instinctuelle. A partir d’un certain degré de frénésie, la polarisation mimétique s’effectue sur la victime unique. Après s’être assouvie sur cette victime la violence, forcément, s’interrompt, le silence succède au vacarme. Ce contraste maximum entre le déchaînement et l’apaisement, l’agitation et la tranquillité crée des circonstances aussi favorables que possible à l’éveil de cette attention nouvelle. Comme la victime est la victime de tous, c’est sur elle qu’est fixé, en cet instant, le regard de tous les membres de la communauté. Au-delà de l’objet purement instinctuel, par conséquent, l’objet alimentaire, sexuel, ou le congénère dominant, il y a le cadavre de la victime collective et c’est le cadavre qui constitue le premier objet pour ce nouveau type d’attention.

Dans la mesure où l’attention dont je parle s’éveille, la victime se pénètre des émotions suscitées par la crise et sa résolution. C’est sur elle que se cristallise l’expérience saisissante. Si faible qu’elle soit, la « conscience » que les participants prennent de la victime est structurellement liée aux effets prodigieux qui accompagnent son passage de la vie à la mort, au retournement spectaculaire et libérateur qui s’effectue en cet instant. Les seules significations qui peuvent apparaître sont celles du double transfert, les significations du sacré, celles qui confèrent à la victime la responsabilité active de toute l’affaire. Mais il faut concevoir des stades, les plus longs peut-être, de toute l’histoire humaine, où ces significations ne sont pas encore vraiment là. Il faut donc répondre qu’on est toujours en route vers le sacré, dès que l’appel de la victime émissaire est entendu, si faiblement que ce soit, mais il n’y a pas encore de concepts ou de représentations. Il n’est pas nécessaire de penser que la machine à éveiller l’attention est tout de suite efficace ; on peut imaginer un nombre considérable de « coups pour rien » ou presque rien. Si rudimentaires pourtant que soient les effets, ce seront toujours ceux déjà qu’exige le contrôle d’un mimétisme excessif; il suffit d’admettre que ces effets sont aussi faiblement cumulatifs qu’on le voudra pour affirmer qu’on est déjà en route vers les formes humaines de la culture. »

Je ne dis pas que nous avons trouvé le vrai signifiant transcendantal. Nous n’avons trouvé encore que ce qui sert aux hommes de signifiant transcendantal. Le signifiant, c’est la victime. Le signifié, c’est tout le sens actuel et potentiel que la communauté confère à cette victime et, par son intermédiaire, à toutes choses Le signe, c’est la victime réconciliatrice.

Nous avons posés là me semble-t-il les deux pôles nécessaires à une discussion sur la sacramentalité ecclésiale. Premièrement, une explication générative du sens humain, quelque chose qui, à partir de très petits commencements, est capable de développer toutes les dimensions du signe et du langage qui nous ont formés à l’origine et qui ont continué à nous former depuis. Girard y reviendra plus tard, dans Les origines de la culture, où il traite de la grande crise provoquée par l’émergence du symbolique parmi nous, crise dans laquelle nous vivons encore tous et sur laquelle je reviendrai plus loin.

Le second pôle est ce qu’il dit ne pas décrire dans le texte cité, le « vrai signifiant transcendantal ». Il décrit ce qui tient ce rôle pour nous : la victime, le sens que la communauté donne à la victime (tout en pensant qu’elle le reçoit de la victime) et le signe constitué par le « comment » de la réconciliation par la victime. Girard sait que ce n’est pas la vraie chose mais un simulacre de la vraie chose. La vraie est bien-sûr le Logos, que Girard décrit comme le Logos de Jean, pour le distinguer du Logos d’Héraclite. Le Logos qui est s’est fait connaître dans son expulsion[1].

Autant dire que Girard tient toujours ensemble deux contraires, et que les deux sont générateurs de sens, c’est-à-dire de signes. D’une part, il y a le « mécanisme du bouc émissaire ». Et de l’autre, il y a tout le mouvement de la « venue au monde » du Logos traçable à travers les événements auxquels font référence les Écritures hébraïques, et leurs mots mêmes, culminant dans la Passion du Christ.

C’est pour moi, et j’espère pour nous tous, une des choses remarquables de la pensée de Girard : son extrême souplesse. Car les deux sources de sens semblent identiques, et pourtant le sens qui en découle ne saurait être plus différent. À chaque étape de la construction du sens offert par le mécanisme du bouc émissaire, la Passion du Christ défait ce sens et offre quelque chose de beaucoup plus riche. Mais cela signifie que la souplesse est coextensive à notre humanité. C’est chaque aspect de notre humanité qui est rendu capable de porter une signification céleste.

C’est donc ce que j’appellerais le « moteur de la sacramentalité » que nous pouvons recevoir de la pensée de Girard : sa capacité à faire tenir ensemble deux sources de sens tout à fait différentes, voire opposées, et à nous orienter vers l’inhabitation de l’interface entre ces deux, nous trouvant mis en vie par le sens à mesure que nous éprouvons l’une de ces sources de sens, le Logos, subvertissant de l’intérieur l’autre source, le mécanisme du bouc émissaire.

Mais ici, il faut être plus précis dans la description de la relation entre les deux sources de sens, ce qui implique de sortir du domaine du strictement chronologique. Car ces deux réalités ne sont pas du tout au même niveau. D’un côté, nous avons le monde des signes créés par le mécanisme du bouc émissaire, c’est-à-dire l’auto transcendance dans laquelle nous, humains, nous sommes enfermés, pour reprendre le langage de Jean-Pierre Dupuy, et qui nous a conduits à imaginer une idole ou d’autres idolâtrés qui nous émeuvent et nous transportent. Cela s’est construit et est devenu opérationnel au cours de centaines de milliers d’années. Et de l’autre nous avons quelque chose, la Passion du Christ, avec les chemins prophétiques qui y ont conduit. Cette seconde réalité peut être entendue, grosso modo, de deux manières différentes, correspondant à des conceptions très différentes du « salut ».

La première voit la Passion du Christ comme une opération de sauvetage, quelque chose « du dehors » qui « se précipite » dans le temps humain. Il peut y avoir différentes explications théologiques de la rédemption menant à ce point de vue, mais ce qu’elles ont en commun est que le projet de sauvetage divin est réactif à la problématique humaine. Jésus est la solution divine à un problème humain, généralement appelé « péché ». La puissance de Dieu est la force d’une intervention d’urgence. J’espère que vous pouvez voir que si tel était le cas, alors il n’y a pas vraiment deux sources de sens différentes, mais une seule : le mécanisme du bouc émissaire. Et la Passion du Christ n’est qu’une inversion de ce sens, mais dans les mêmes termes de référence.

C’est pourquoi la compréhension théologique de la Passion du Christ comme quelque chose qui s’est produit avant et en dehors du temps, « simultanément » à son apparition dans l’histoire, est si importante. Quelque chose de bien compris par Jean dans son Évangile et dans l’Apocalypse. C’est pourquoi l’expression « l’agneau égorgé avant la fondation du monde » dans ce dernier texte, et les références à « avant la fondation du monde » dans le premier sont si cruciales. Parce qu’avec eux, nous comprenons que la Passion du Christ est une source de sens qui est, a toujours été et sera à la fois antérieure et simultanée au développement chronologique réel de toute la matière créée. Cela inclut évidemment toute la chronologie de la façon dont nous, les singes, sommes tombés dans l’humanité et ainsi, lentement et avec de longues périodes de rituels, d’erreur et de stupidité, nous nous sommes progressivement retrouvés alignés intelligemment sur la réalité du monde qui nous entoure. Et même ensuite coparticipants conscients, pour le meilleur ou pour le pire, à la formation effective de la réalité.

En termes girardiens classiques : le désir de l’Autre est vraiment massivement antérieur au « moi » de toute réalité existante.

Maintenant, pourquoi est-ce si important pour notre compréhension de la sacramentalité ? Parce que cela signifie que la « venue au monde » du Logos est une source de sens entièrement différente de celle produite par le mécanisme du bouc émissaire. Une source de sens infiniment plus riche, plus puissante et plus douce. Celui qui a toujours été là depuis le début, frappant à la porte, pour ainsi dire, et qui est venu au milieu de notre source de sens aussi très doucement et richement. Oui, il y a un élément de « sauvetage » en elle, c’est pourquoi nous utilisons encore des métaphores comme « rédemption » et « salut » : nous sommes libérés de notre dépendance et de notre enfermement dans des schémas de désir et d’idolâtrie qui nous condamnent à la futilité. Mais bien plus que l’élément de « sauvetage », il y a une note de plénitude et de sécurité créées, de but antérieur et futur, que le mot « Créateur » devrait évoquer pour nous.

Pensons par exemple aux différentes connotations du mot « miséricorde » selon qu’on l’entend dans le cadre d’un Logos sauveur ou d’un Logos créateur. En première approche, la « miséricorde » est quelque chose de très proche de la « pitié », un sentiment de compassion qu’un être puissant a pour un être plus faible et plus troublé. Cela les amène à « descendre » afin de résoudre un problème dans lequel est tombé l’être le plus faible.

Mais le mot « miséricorde » prend un sens tout à fait différent si tout le pouvoir du Logos créateur tend à se montrer d’une égalité de cœur avec l’être humain faible et troublé. Cela signifie que la miséricorde est quelque chose comme « l’égalité de cœur déchirée » qui côtoie des humains faibles, violents, souvent stupides et qui se trompent d’eux-mêmes, tout en essayant constamment de nous rassurer, de nous assurer que tout va bien, que notre peur, notre violence et notre mal, si réels soient-ils, et si réelles leurs conséquences, ne sont rien comparés à l’amour qui nous fait naître. Parce que toute la puissance du Logos fait naître quelque chose qui lui ressemble : son image. Cette qualité de miséricorde « à nos côtés à long terme », en tant qu’elle est rapport avec la nature profonde de l’acte de création, est assez différente de toute compréhension d’un « sauvetage puissant ».

Ce que je voudrais suggérer, c’est que la façon dont nous percevons la révélation de cette « miséricorde à nos côtés à long terme qui fait partie de l’acte de création » qui est venue parmi nous par la Passion du Christ, et qui a donc été disponible pour nous depuis lors, est au centre de toute compréhension de la sacramentalité.

Car cela suggère que ce dont nous parlons lorsque nous parlons de sacramentalité est un certain  « excès de sens » qui pointe vers la plénitude du projet du Créateur, dans lequel c’est la volonté du Créateur que nous soyons impliqués en tant qu’humains. Cet « excès de sens » nous est accessible dans le régime des signes, des choses qui contiennent ce qu’elles désignent et pourtant désignent bien plus qu’elles ne contiennent.

Une dimension de cet excès de sens que nous associons habituellement à la foi catholique est le sentiment d’être chez soi et en paix dans la réalité créée. Ne pas tenter de fuir notre corps ou notre création. Ne pas chercher à exagérer les éléments spirituels et intellectuels de nos vies en une certitude, ou un angélisme en quête de sécurité. Prendre conscience d’un amour pour nous sous-jacent à toute réalité créée dans toute sa gadoue, y compris la nôtre. Il y a une qualité dans cette réalité qui en fait quelque chose « pour nous » plutôt que cruellement indifférente ou fondamentalement trompeuse. Ce n’est pas que nous soyons complaisamment chez nous « dans ce monde », mais que même dans ce monde nous sommes amenés à partager et à répandre des indices d’une demeure qui s’approche de nous.

Or cet excès de sens lié à la Création n’est pas quelque chose de séparé de la Passion du Christ, comme si nous acquérions la connaissance de la Création d’une source, et la connaissance du salut d’une autre. L’excès de sens marque à quel point est différente la puissance de sens à l’œuvre dans la Parole venant au monde. Et pourtant cette immense différence se glisse dans le régime des signes créé par le mécanisme du bouc émissaire. Combien plus grand alors, plus puissant, plus sûr et plus paisible est ce sens que les excitations du sens de pacotille, apparemment fort mais finalement trompeur, que le mécanisme du bouc émissaire a suscitées.

Je vais donner un exemple musical, tout à fait insuffisant, pour tenter d’expliquer ce que je veux dire. Dans cet exemple, remplacez les gloires de ce monde par la Chevauchée des Valkyries de Wagner ou sa Musique de la mort de Siegfried, une musique générée par le mécanisme du bouc émissaire dans toute sa séduction et sa splendeur. Et prenez le quintette de Rossini « Nel volto estatico » de La Cenerentola comme figure du monde du sens différent, plus sûr et plus joyeux. Je l’ai choisi en raison de l’impression de différentes roues de son et de sens qui tournent en même temps, évoquant une dynamique perpétuellement vivante faisant naître des relations différentes entre les personnes.

Je ne dis pas qu’il faille écouter ces deux musiques ensemble, dans une terrible cacophonie, car le volume des Valkyries écraserait facilement la petite scène domestique de Rossini. Je ne prétends pas non plus que, si nous écoutons attentivement et apprenons à filtrer l’überdrama wagnérien et à baisser son volume, nous ne commencerons pas à avoir une idée d’un monde musical différent qui s’infiltre à travers les fissures, des indices d’un monde plus sûr et plus joyeux que la musique de ce monde a tendance à étouffer. Je suggère plutôt que nous imaginions que le compositeur du quintette est, a toujours été et sera au travail, recomposant constamment sa pièce de sorte que, tout en respectant l’œuvre la plus forte, il en modifie le sens pour en faire une œuvre complètement différente. Chaque espace, intervalle et harmonie est travaillé et retravaillé pour nous donner quelque chose qui a la même structure formelle que la musique de Wagner, mais qui sonne pourtant entièrement rossinien, et subvertit joyeusement de l’intérieur toute la prétention et l’incitation à la vanité violente du maître de Bayreuth. Un masque univoque de mort et de vengeance serait rendu infantile et souple dans un visage vivant d’enjouement, de légèreté, de pardon et de joie.

Sans ce sens de l’immense générosité préalable et du formidable pouvoir de changement de sens qui caractérisent la Passion du Christ, il n’y a pas de déploiement de la sacramentalité.

Encore une fois, en termes strictement girardiens, nous apprenons à désirer selon le désir de l’autre. Tout objet reçoit sa valeur pour nous des yeux à travers lesquels nous le regardons. Ce que nous appelons sacramentalité est la qualité de l’éclat pris par la réalité créée si nous devenons capables de la regarder avec la même qualité de regard que le Créateur, c’est-à-dire avec notre monde de signification subverti de l’intérieur par une source de désir beaucoup plus puissante, bien qu’apparemment plus faible, mais qui nous ouvre à ce qui est vraiment.

Venons-en maintenant à une deuxième dimension de cette sacramentalité : le fait qu’elle soit inaugurée par un humain et pour les humains. Et que tout fonctionne à un niveau humain.

Un peu de théologie classique est nécessaire pour faire ressortir cela. Lorsque nous parlons de Dieu, nous parlons de relationalité. Il y a Dieu, le critère de Dieu pour Dieu, qui est Dieu, et l’interprétation de Dieu du critère de Dieu pour Dieu, qui est Dieu. Ces relations sont antérieures à tout ce qui est. Et tout ce qui est, est amené à l’être simultanément par ces relations : Dieu, critère et interprétation. J’espère qu’il est évident que le critère de Dieu pour Dieu ne pourrait pas être inférieur à celui dont il est le critère, et l’interprétation de Dieu de ce critère ne pourrait pas être inférieure au critère qu’il interprète.

Nous savons cela grâce au critère de Dieu pour Dieu – c’est à dire le « Logos » créateur. Le Logos a été prononcé parmi nous en tant que Fils de Dieu, un être humain qui considérait son égalité avec Dieu comme une chose à partager avec nous. Cet être humain a vécu sa vie jusqu’à mourir d’une certaine mort, commençant à rendre intelligible pour nous, en termes humains, l’interprétation de Dieu par Dieu. Il a exhalé tout cela comme un cadeau dans sa mort. Le fait qu’il était le critère de Dieu pour Dieu a été confirmé dans sa résurrection. Qu’il ait atteint son objectif a été manifesté lorsque le don de l’interprétation de Dieu du critère de Dieu pour Dieu, (mes mots pour « le Saint-Esprit », enfin rendu intelligible en termes humains et en tant qu’illuminant la relation et l’intelligence humaines) a été « déversé sur nous ».

C’est le processus par lequel le désir connaissant, aimant et créateur de l’Autre autre pour ce qui est réellement se met à notre disposition comme un véritable schéma du désir humain qui peut nous habiter, nous ouvrant ainsi à ce qui est réellement.

Tout cela pour dire que Dieu a un investissement massif dans l’humanité. A tel point que Dieu a fait d’un processus interprétatif humain, d’un processus relationnel humain, un véritable acteur du projet que nous appelons « création ».

Et quand nous parlons d’un processus relationnel et interprétatif humain, nous entendons un processus corporel, un processus par lequel les corps deviennent des signes non seulement de corruption ou de futilité, mais de Sagesse pointant vers la gloire. Et depuis que le petit groupe de singes dont nous descendons est tombé dans le symbolique, ce processus corporel relationnel et interprétatif, à la fois gestuellement et verbalement linguistique, a cheminé à nos côtés. Par « cheminer à nos côtés », je veux dire que ce sont des changements dans la façon dont nous nous relions les uns aux autres en tant qu’humains qui changent notre façon de penser et de parler des choses, et qui se répercutent ensuite sur d’autres changements dans nos relations, etc. Ceci, plutôt qu’une dynamique lancée et rythmée par des annonces descendant d’une source extérieure.

Je considère qu’il est d’une importance vitale que le don que nous a fait le Saint-Esprit soit le résultat du fait que Jésus a rendu humainement possible que la vie de Dieu soit vécue parmi nous au niveau horizontal. En fait le Saint-Esprit est Dieu à nos côtés, Dieu mis à notre disposition au niveau fraternel, relationnel, nous sortant de l’idolâtrie de dieux apparemment « extérieurs ».

Veuillez noter ce que cela signifie : notre fausse transcendance tend à être projetée vers une « sphère vers le haut, ou verticale ». Les sacrificateurs essaient de persuader un dieu extérieur d’intervenir avec force au milieu de nos affaires humaines du côté du groupe sacrifiant. Mais la véritable transcendance, celle qui nous a été effectivement rendue accessible par la Passion du Christ, habite toujours une sphère latérale ou horizontale. Le Saint-Esprit est le Dieu intermédiaire, nous créant et nous recréant à travers ce qui est entre nous.

C’est pourquoi, après la mort du Christ, il n’y a plus de « sacrifices » dans le christianisme. Car la projection d’une relationalité mal vécue conduit le « soi », qu’il soit d’un groupe ou d’individus, à se protéger contre « un autre » ou à prendre du sens contre « un autre ». Tandis que l’impulsion par des signes de relationalité bien vécue se dirige vers l’autre, se lie d’amitié et tend à embrasser l’autre : défaire la rivalité, la vengeance, etc. La vraie transcendance est à côté de nous : la relocalisation fraternelle de Dieu par Jésus.

Par parenthèse, j’espère que vous pourrez voir à quel point cette question est absolument au centre de certaines difficultés qui se sont révélées au grand jour dans le pontificat du pape François. Vatican II avait déjà amorcé le mouvement vers une ecclésiologie de l’horizontalité – avec l’image du Peuple de Dieu, l’idée que nous sommes en chemin, un peuple pèlerin, cheminant ensemble « sun hodos ». C’est le sens de la synodalité, avec la compréhension de la révélation comme un processus qui passe par « gestis et verbis » plutôt que « verbis et gestis » – la relationnalité vient avant la rationalité. Ce mouvement vers l’horizontalité menace sérieusement ceux qui souhaitent s’accrocher à une verticalité fictive. Ces personnes ont besoin que l’Église soit garante d’une fausse transcendance, en fait une idole. L’un des problèmes auxquels l’Église a été confrontée après Vatican II était que, bien que nous ayons commencé à comprendre bon nombre des conséquences de la révélation latérale de Dieu, la compréhension de base du salut au niveau populaire a encore trop souvent dépendu d’un modèle faussement sacrificiel de la mort du Christ.

L’un des merveilleux cadeaux que nous a laissés René Girard, c’est qu’en défaisant ce récit faussement sacrificiel de la mort du Christ, et en permettant ainsi au mot « sacrifice » d’être complètement resignifié, il nous a donné un moyen de commencer à vivre au niveau sacramentel les signes anthropologiques trop longtemps célébrés dans la fausse transcendance du sacrifice. Je remarque comment certains de ceux qui ont protesté contre l’abrogation par le pape François de Summorum Pontificorum dans sa lettre apostolique Traditionis Custodes ont fait référence à la compréhension particulière du sacrifice à laquelle ils adhèrent et qu’ils ont mise en acte dans leur propre réappropriation de la messe de Saint Pie V. Ce sont les équivalents catholiques de ces évangéliques qui tiennent à la théorie de l’expiation comme substitution pénale. Vous pouvez dire si une fausse transcendance est à l’œuvre par le fait qu’elle construit des murs contre les autres et crée la bonté par comparaison avec les autres. Alors que la véritable transcendance se manifeste lorsque nous permettons au Saint-Esprit d’abattre nos murs, de nous laisser non préoccupés par notre propre bonté et capables de tendre la main aux autres. Tout cela, le pape François le comprend très bien, et il va nous falloir pas mal de temps pour nous convertir à cette ecclésialité latérale et sacramentelle.

Je ne vais pas discuter ici des sacrements individuels. D’abord parce que je suis un amateur complet dans un domaine exigeant une expertise que je n’ai pas, une expertise disponible chez des théologiens sacramentels comme Louis-Marie Chauvet[2] en France ou John Baldovin[3] aux États Unis. Et deuxièmement parce que je voulais tenter d’esquisser les différentes dimensions du sens fondamental du désir de l’Autre autre pour nous avant de me tourner vers les lieux humains particuliers où nous célébrons l’Autre autre travaillant entre nous pour changer notre sens commun et donc nos vies.

Ce que je voudrais suggérer dans le cadre de ce sens fondamental, c’est que nous devrions commencer toute discussion de n’importe quel sacrement individuel avec une attente d’abondance plutôt que de restriction. Que veux-je dire par là ? Que celui qui a communiqué avec nous, et dont la communication n’a pas disparu, a donné le Saint-Esprit non pas comme une récompense à de bons humains qui appartiennent au bon groupe, mais comme le remaniement constant de l’intérieur de l’immense conversation par signes en quoi consiste la création. Tous les humains sont concernés, bons et mauvais, qu’ils le sachent ou non[4]. Tous sont poussés à devenir des participants de plus en plus conscients, intelligents et compétents dans l’interprétation vécue et parlée du sens créatif. Cela signifie que nous avons raison d’imaginer que le nouveau sens essaie constamment de percer les mailles de notre ancien sens, essayant constamment de nous transformer en porteurs de plus que nous ne le pensons, nous donnant constamment de nouveaux mots et de nouvelles profondeurs à d’anciens signes.

Notre ami et collègue Grant Kaplan nous en a donné un merveilleux exemple en novembre dernier quand lui et sa famille ont entrepris de transformer un signe national et politique purement terrestre, le repas de Thanksgiving, en quelque chose d’eucharistique en s’assurant que leur table était rejointe par quelqu’un qui n’avait personne avec qui partager. Un exemple cinématographique célèbre de cette même tendance se trouve dans le film « Le Festin de Babette ». Une partie de ce que nous avons appris hier soir concernant le travail de certaines facultés[5] de cette université en matière de changement de sens chez les jeunes de la région de La Flora à Bogotá va dans le même sens.

En d’autres termes, nous n’avons pas besoin d’avoir peur que si les « bonnes personnes » ne disent pas les « bonnes paroles » et ne font pas « les bonnes actions » (les gestes conformes), alors la grâce sera contrecarrée d’une manière ou d’une autre. C’est plutôt que la grâce nous pousse toujours à découvrir et à être recréés par des signes qui veulent se donner et nous font participer à ce don. Pour ainsi dire, le ciel nous attire par des signes et des traces de sa naissance au milieu de nous, ce qui signifie faire de nous des témoins de sa naissance, le sens de ce témoignage étant que nous devenons nous aussi des signes pour les autres, des signes à l’intérieur du signe.

Mais avant de réfléchir à la façon dont cela pourrait être appliqué aux signes sacramentels spécifiques que nous associons à la vie de l’Église, les interruptions spécifiques par le sens céleste de nos pratiques terrestres d’unité (et encore une fois, je ne vais pas examiner celles-ci aujourd’hui), je voudrais jeter un coup d’œil sur ce que l’on pourrait appeler un principe sacramentel d’intelligibilité, quelque chose d’essentiel dans notre capacité à décoder et à recoder les signes humains.

Je suis conscient du fait que ce que j’ai partagé avec vous est une façon de décrire les effets de la vie de Jésus et de son ascension vers la mort comme ayant eu pour but non pas d’abord de payer un prix, ni même de mettre en place l’Église, mais le don de l’Esprit pour faire de nous des participants à la Nouvelle Création. Et bien sûr, c’est un désir créatif visant à produire un sens nouveau et auparavant indisponible chez les humains. Cette source de sens découle et renvoie toujours au don de soi de Jésus. Il contient toujours en lui l’annulation du sacrifice et tout le sens qui découle de ce que la mort de Jésus a rendu disponible.

Or voici ce qui est intéressant maintenant : puisque l’Esprit est à l’œuvre pour resignifier le sens partout où il y a un sens humain, il peut le faire tout à fait indépendamment de la communication formelle de l’Évangile. C’est-à-dire qu’elle est à l’œuvre tout au long de la crise qui est l’état normal de l’humanité, faisant surgir des choses anciennes et nouvelles. La crise formée par notre chute dans le symbolique n’est pas de celles qui peuvent être résolues. Il n’y a pas de stabilité juste au coin de la rue. Aucune paix humaine ordinaire qui a été temporairement interrompue. Ce qu’il y a, c’est aussi, et elle existe simultanément à cette crise, une capacité à faire des signes des moyens de participation à la nouvelle création par le pardon qui devient une réalité humaine parmi nous. Une capacité souvent refusée, mais toujours présente.

Prenons par exemple les discussions contemporaines souvent fastidieuses entre ce qu’on appelle parfois le courant « Woke » et ses ennemis. D’un côté, vous avez des gens qui ont pris conscience de choses réelles, concernant, par exemple, le privilège blanc, le privilège masculin et d’autres formes analogues d’aveuglement majoritaire sur la réalité. Ces aperçus authentiques sont le fruit du lent processus du pardon de Dieu répandu sur la race humaine, principalement rendu disponible par ceux qui ont souffert sous le privilège d’autrui. Mais ces idées peuvent ensuite être saisies et utilisées comme armes dans de nouvelles formes d’autosatisfaction contre ceux qui ne « comprennent pas ». Et de l’autre côté, et beaucoup plus fortement, nous trouvons l’impénitence vis-à-vis de ces mêmes idées, l’inconfort de ce qu’elles révèlent sur nous, poussés que nous sommes par la peur et blindés d’autosatisfaction, avec un gouffre de honte inavouable à la racine de ces peurs. Une forme de bonté qui cherche à s’empêcher de devenir vulnérable à la grâce. Comme si autre chose que le pardon pouvait rendre quelqu’un saint.

De minuscules éclairs du sacré qui sont immédiatement saisis par le sacré et transformés en usage pervers alors que nous continuons obstinément à résister au Saint-Esprit.

La distinction entre le sacré et le saint qui a commencé à émerger lorsque Girard lui-même a accepté l’impossibilité d’un autre mot pour un sens positif du sacrifice, marquerait-elle l’indice d’une nouvelle source d’intelligibilité de la crise[6] ? Une nouvelle capacité à discerner comment nous nous impliquons dans toute péripétie de la crise sacrificielle où nous nous trouvons. La sacramentalité n’est pas le domaine des signes muets. Il y a toujours des mots interprétatifs qui forgent un nouveau sens. Comment pourrions-nous, relativement indépendamment de l’appartenance religieuse formelle, découvrir avec les outils linguistiques que Girard nous a donnés, une participation créatrice aux signes faibles que le pardon continue à rendre vivants alors même que la violence de la crise qu’est l’être humain tente sans cesse de nous faire revenir à l’ancien et au plus simple, aux vieilles outres du sacré.

James Alison
Madrid-Cali-Bogotá juin 2022

Traduit de l’anglais par Bernard Perret


[1] Je note ici le point de Martha Reineke, fait lors de la présentation de ce texte à Bogotá, selon laquelle le récit de Girard du signe émergent manque de toutes les dimensions tactiles, olfactives et autres dimensions sensorielles qui viennent de la maternité, de l’éducation et du toilettage et qui ont été constamment intégrées dans le monde de signification telle qu’elle s’est développée parmi nous. Elle a laissé entendre à quel point l’élément marial de la foi chrétienne ajoute cette dimension à la compréhension du véritable signifiant transcendantal.

[2] Cf: Louis-Marie Chauvet Symbol and Sacrament: Sacramental Reinterpretation of Christian Existence Collegeville: Liturgical Press 2018

[3] Cf: John Baldovin Reforming the Liturgy: A Response to the Critics Collegeville: Liturgical Press 2016

[4] Mt 25:36-40

[5] Différentes facultés de la Pontificia Universidad Javeriana à Bogotá, où ce texte a été originellement présenté.

[6] Je pense en particulier au livre de Wolfgang Palaver sur ce sujet Transforming the Sacred into Saintliness: Reflecting on Violence and Religion with René Girard (Elements in Religion and Violence), ainsi qu’à son essai encore plus récent sur Gandhi: Gandhi’s Militant Nonviolence in the Light of Girard’s Mimetic Anthropology (Religions 12: 988. https://doi.org/10.3390/rel12110988)