Devenir vivant en Christ

Une réflexion par James Alison dans la série Comment j’ai changé d’avis, apparue dans la revue américaine The Christian Century le 13 août 2020. Aussi disponible en anglais et portugais.

* * *

Ma première réaction à la question ‘comment j’ai changé d’avis’ a été de raconter mes erreurs. J’ai supposé, après avoir écrit un livre intitulé en anglais La joie de se trouver trompé (en français Le péché originel à la lumière de la Résurrection), que je pourrais aborder le sujet simplement en m’engageant dans une rétractation festive. À la réflexion, la question demande quelque chose de beaucoup plus subtil.

Il s’avère que mon avis n’a que peu d’importance. Ce qui est important, c’est de savoir qui a changé mon avis. Le grand Qui et les nombreux Qui et Quoi secondaires que nous représentons tous les uns pour les autres dans nos interactions sur terre. Pour moi, ces interactions secondaires se produisent à la lumière du principal changeur d’avis, Celui en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être. Celui de qui nous pouvons aussi de temps en temps expérimenter des grâces directes.

Le privilège d’être en mesure d’écrire cet essai m’est parvenu par des moyens tout à fait conventionnels: le développement au cours de ma vie des trois leviers typiques qui entrent en nous et par lesquels notre esprit peut être transformé, les dons que l’on appelle la foi, l’espérance et la charité. Ce sont les voies dynamiques par lesquelles Dieu notre Sauveur nous fait sortir des enclos obscurs, à moitié formés, de nos corps, et donc de nos esprits, pour commencer à prendre plaisir à être à l’image de Dieu, appelé à la vie.

Comment ces leviers ont-ils réussi à agir en moi? John Stott, le défunt ‘pape’ de l’anglicanisme évangélique, m’a baptisé quand j’étais enfant. Je n’ai connu Stott que lorsque j’étais enfant, donc jamais de près. Je ne sais pas s’il croyait en la validité du baptême des enfants. Mon père – qui s’était converti par lui et qui l’a eu comme mentor jusqu’à sa mort – n’y croyait pas. Je me souviens que mon père m’a expliqué que lui et ma mère allaient au ciel parce qu’ils avaient été sauvés, alors que nous, les enfants, n’avions pas encore été sauvés, même s’il espérait que nous le serions un jour.

Néanmoins, mon baptême trinitaire dans l’Église d’Angleterre semble avoir eu de l’effet. La dernière fois que j’ai vu Stott, il était assis au fond de l’église lors des funérailles de mon père: son choix d’une place modeste sous-estimait grandement son importance pour mon père. J’espère qu’en tant que poulain échappé de l’écurie de Sainte Dominique, je ne représente pas une trahison trop grotesque du prêcheur à la Stott que mon père aurait tant aimé que je devienne.

Mais cette évolution chez moi des vertus théologiques reçues au baptême, comme elle est étrangement différente de tout ce que Stott, mon père ou moi aurions pu imaginer ! A côté de l’évangélisme rigide de mon père, il y avait ma mère, une convertie de Billy Graham d’une intelligence très grande mais non formée: elle avait, comme tant de femmes de sa génération, sacrifié ses études supérieures pour devenir une ménagère. Elle a souffert jusqu’à un âge très avancé d’une intense hyperreligiosité. Chez elle, les démons et les sorcières étaient omniprésents, et les théories du complot dominaient ses opinions politiques et religieuses.

Pour une raison quelconque, j’ai ressenti le besoin, même enfant, de protester en faveur de la rationalité. Rapidement j’ai été catalogué comme ‘moqueur et railleur’, un personnage diabolique. Ainsi, lorsque j’ai été envoyé en pension à l’âge de huit ans, en plus des formes normales de dépossession et d’abandon que ressentent ces enfants, j’ai emporté avec moi quelque chose de l’hypervigilance religieuse de ma mère. J’étais loin de me douter que je deviendrais celui contre laquelle une telle vigilance est vaine.

Dans cette école de garçons, à l’âge de neuf ans, j’ai découvert le combat de ma vie. Je suis tombé amoureux d’un camarade de classe, d’une beauté stupéfiante à mes yeux. Ce fut une expérience bouleversante car, bien que ce ne fût pas réciproque et que je n’avais pas de langage à la hauteur de mes sentiments, je savais que c’était réel. Ici, pour la première fois, en lisant la Bible après l’extinction des feux (car nous étions envoyés au lit à 19 heures, mais en été, la nuit tombait seulement après 22 heures), j’ai réalisé qu’il y avait quelque chose de vrai dans l’Évangile, que cela avait un rapport avec ce que je vivais, et que ce n’était sûrement pas la même chose que la religion de mes parents.

Quelques mois plus tard, un contemporain un peu plus âgé m’a dit ce qu’était un pédé. J’ai tout de suite su que j’en étais un, un peu soulagé de savoir qu’il y avait un mot qui désignait mon expérience. J’ai réalisé presque aussi instantanément que j’étais maintenant à la dérive sur un océan d’impossibilité, que j’étais une abomination, que je n’arriverais jamais à bon port, que j’avais perdu mes parents et, pire encore, que mon amour ne pouvait faire que du mal. Ceux que j’aimais, je devrais les protéger contre moi-même.

Conscient que Jésus ne voudrait pas de moi, mon plan était de devenir le meilleur faux chrétien possible. Pour le cas où, plutôt que l’enfer qui m’ouvrait sa porte, Dieu pouvait un jour au moins approuver mes tentatives de limiter les dégâts. La panique de cette expérience entre neuf et onze ans, ainsi que l’incapacité qu’elle a provoquée en moi à former des relations stables, que ce soit sur le plan personnel ou professionnel, ne se dissipe finalement que 50 ans plus tard.

Le Tout-Puissant, peu impressionné par ma posture de démon essayant constamment de se couper ses propres ailes, m’a donné ma prochaine expérience d’amour non partagé: un camarade de classe catholique. Avec lui, j’ai eu un aperçu d’une version du christianisme dans laquelle je pourrais, après tout, être sauvé. Au cours des années suivantes d’adolescence, j’ai senti que la différence se situait dans le domaine du péché originel. Dans le monde déchu de dépravation totale que mon père enseignait, il n’y aurait manifestement pas de salut pour moi. Mais peut-être que dans un monde où Dieu semblait plus détendu à propos de la création, trouverais-je un peu de place?

J’avais entrevu la spécificité du christianisme catholique. L’expression ‘la grâce perfectionne la nature’ n’est entrée dans ma conscience que des années plus tard, mais le sentiment que quelque chose comme cela devait être le cas était déjà à l’œuvre en moi.

Je décris tout cela pour faire ressortir quelque chose de mon rapport avec la théologie. Bien que je ne l’aie pas compris à l’époque, la théologie n’était pas facultative pour moi. C’était une question de vie ou de mort. Un professeur d’anglais à Eton a fait remarquer que je pensais plus comme un théologien que comme un critique littéraire. J’ai ri en l’entendant, mais lorsque je suis arrivé à l’université d’Oxford en 1978, ayant récemment fait savoir que j’étais gay et étant devenu catholique, j’avais perdu à jamais le monde de mon enfance et la sécurité d’y appartenir. J’ai failli me suicider au cours de ma première année à Oxford, en subissant ce que je comprends maintenant comme une crise psychotique. (Je pensais à l’époque être possédé, mais la rationalité d’un vieux Jésuite, dont le visage ressemblait étrangement à la momie de Ramsès II, a mis fin à tout ça).

Quelques mois après avoir commencé mes études d’espagnol et d’histoire, j’ai perdu tout intérêt pour cette dernière discipline. Seule la partie linguistique de l’espagnol, mon billet de sortie du pays et de la culture dans laquelle j’ai été élevé, a retenu mon attention. Au lieu de cela, je dévorais des textes spirituels par désespoir. Je savais que je n’aurais pas de vie, du moins pas de vie valable, sans avoir résolu la question de savoir si quelqu’un comme moi pouvait avoir une foi réelle et pouvait être amené à la vie.

Le Seigneur dans sa bonté m’a donné un ami mexicain à l’université qui m’a fait connaître la pensée de Thomas d’Aquin, et j’ai commencé à aimer la sérénité, la logique claire, que son approche du christianisme incarne. Je l’ai vu se refléter dans les quelques Dominicains anglais que j’ai rencontrés à cette époque, car ils n’étaient pas du tout encombrés par des dévotions pointilleuses ou des bizarreries sectaires.

Bientôt, j’ai été l’un des six étudiants britanniques choisis pour aller à Mexico dans le cadre d’un échange. Une fois dans cette légendaire mégalopole, j’ai été invité à vivre avec la famille de mon ami mexicain – et c’est à eux que je dois ma survie. Leur douce compagnie décontractée, m’a fait revenir de la douleur de la crise psychotique, m’a ouvert à des amitiés qui ont duré toute une vie, et m’a orienté vers les Dominicains mexicains.

Même ayant clairement reçu le don de la foi catholique trois ans plus tôt, sous une forme si évidente pour le prêtre qui m’a reçu dans l’Église que quelques semaines d’instruction ont suffi, c’est à cette époque au Mexique, et grâce aux conseils de Daniel Ulloa, Raúl Vera, et du regretté Oscar Mayorga, que ma foi a commencé à devenir sereine. Mes inquiétudes et ma peur d’être homosexuel étaient encore très présentes. Mais avec la pensée que Dieu était juste là, qu’il était beaucoup, beaucoup plus grand que ma panique, et que je faisais effectivement partie de l’Église, ma difficulté fondamentale avec Dieu s’est lentement résolue.

Alors que je quittais le Mexique pour retourner au Royaume-Uni en 1983, dans l’espoir de poursuivre mes études avec les Dominicains anglais, j’ai lu un article de Newsweek concernant une série d’infections déconcertantes qui ont entraîné une mort rapide chez des homosexuels de San Francisco et de New York. Finalement le SIDA, comme on l’a nommé, serait la toile de fond de la prochaine décennie de ma vie, et un élément formateur dont l’importance dans mon changement d’avis ne peut être surestimée. Rétrospectivement, si je n’avais pas passé les années 1981-1995 avec les Dominicains, et donc avec très peu d’activité sexuelle, je ne serais pas plus en vie aujourd’hui que ne le sont mon premier petit ami, nos amis communs et une grande partie du reste de ma génération d’hommes gays.

Mais avant d’en arriver au sida: quel privilège étaient les années que j’ai passées à étudier avec les Dominicains anglais à Oxford ! Le désormais légendaire Herbert McCabe était un maître des novices gentiment décontracté, un merveilleux professeur et une sorte de figure paternelle pour moi. Tout le contraire de mon père, par ses idées politiques socialistes et sa passion pour la cause irlandaise, il ne m’a jamais fait sentir coupable par association, et nous partagions un véritable respect.

Il serait injuste de citer des noms parmi les autres magnifiques professeurs, modèles et amis qui m’ont influencé, car ils sont toujours parmi les vivants. Mais peu à peu, j’ai pu nager au moins dans la partie peu profonde de leur très riche et subtil thomisme, bien différent de la néo-scolastique qui imprègne tant de jargon officiel catholique. C’est la sérénité et l’ouverture d’esprit de cette pensée et la façon de vivre sans complexe qui l’accompagne qui m’ont tant fait sortir du monde binaire dans lequel j’avais été élevé et qui ont apaisé la panique qu’elle avait provoquée. Et c’est par ces professeurs que j’ai entendu pour la première fois le nom de René Girard.

Quand j’ai lu Girard, c’était comme si j’avais attendu toute ma vie sa pensée: une seule intuition concernant la relation entre l’imitation, le désir et la violence. Les chemins anthropologiques, psychologiques et littéraires qui s’ouvrent à partir de sa compréhension ont eu tellement de sens pour moi que même maintenant, 35 ans plus tard, je suis encore en train de les explorer. À l’époque, il semblait qu’une grenade sous-marine avait explosé. Je me souviens avoir dit à un de mes professeurs, un philosophe très distingué: «Je n’ai qu’une seule idée, et ce n’est pas la mienne». Avec un gémissement écossais ironique, il a répondu: «Eh bien, je suppose que c’est une demi-idée de plus que la plupart des gens. Et quand on y pense, Karl Rahner n’a vraiment eu qu’une seule idée». Rassuré d’être en si bonne compagnie, j’ai donc décidé d’aller de l’avant.

Girard, lentement mais sûrement, a changé (et continue de changer) mon avis dans trois domaines principaux: le salut, la Bible et ma propre psychologie. J’ai tout de suite eu l’intuition qu’il avait résolu le problème du ‘pourquoi’ de la mort du Christ. Avec un Dieu dépourvu de colère, et avec un mécanisme humain violent pour contenir la violence qui s’est avéré omniprésent et fondamental, une approche entièrement nouvelle de l’expiation s’est ouverte à moi.

Ensuite, ayant été à la fois ennuyé et terrifié par la Bible du fait de mon éducation, j’ai soudain découvert qu’elle était devenue vivante. Passage après passage s’est éclairé de l’intérieur: d’abord des textes que Girard avait commentés, puis tant d’autres alors que je transférais sa vision dans de nouveaux espaces.

Quant à ma psychologie: Girard comprend que nous sommes tous des imitateurs, désirant selon le désir d’un autre, et donc que même notre rationalité est relationnelle plutôt que principalement cérébrale. Cela a déclenché en moi la longue et lente descente de l’individu astucieux mais sur la défensive, ayant des idées plutôt que des relations. J’avais reçu au moins une partie de l’humilité relationnelle et intellectuelle nécessaire pour commencer à étudier la théologie, pour commencer à devenir un être humain viable.

Pendant tout ce temps, je luttais encore contre le fait d’être gay. Non pas que ce fut un problème pour les Dominicains anglais. Ils traitaient cette question avec une relative ouverture depuis les années 1920, avaient acquis une certaine notoriété au milieu des années 1970, et leurs membres – hétéros ou homosexuels – ont continué tout au long des 35 années de marche arrière, démarrées avec Jean-Paul II, à être aussi adultes et sensés que possible dans l’Église de l’époque. En effet, mon ami Timothy Radcliffe, en tant que maître de l’ordre dominicain, puis écrivain et conférencier, a été un rare phare de lumière dans les temps sombres, tout comme il continue à l’être dans le pontificat beaucoup moins stressé de François.

Au milieu des années 1980, cependant, je luttais encore avec l’idée que, bien que je puisse être chrétien et membre de l’Église, il y avait quelque chose qui n’allait pas chez moi, que toute expression sexuelle était mauvaise, que toute relation suivie serait à la fois psychologiquement impossible et un péché, et que le célibat dans mon cas était une obligation plutôt qu’une option. Il m’a donc semblé que j’étais au bon endroit: dans un ordre religieux, en train de préparer des vœux solennels.

Le traitement bref et un peu bizarre que Girard fait de l’homosexualité dans son livre Des choses cachées depuis la fondation du monde, et amélioré dans un autre ouvrage, Les feux de l’envie: William Shakespeare, a été un soulagement. Dans le cadre de sa polémique avec Freud, il a montré que le désir, homosexuel comme hétérosexuel, est toujours mimétique, qu’il est susceptible d’être influencé par l’envie et la rivalité, et que tout véritable travail de conversion consiste à affronter la rivalité mimétique, bien plus profonde en nous que les épiphénomènes érotiques relativement malléables qu’elle engendre. De plus, dans Le Bouc émissaire, Girard donne un compte-rendu merveilleux et toujours valable du mécanisme du boucémissaire, alimenté par cette rivalité et se nourrissant de toutes sortes d’accusations stéréotypées.

De cette façon, lorsque le journal Sun et ses détestables frères et sœurs des tabloïds ont eu vent d’un curé hospitalisé qui mourait du SIDA et que des gros titres sur la ‘peste gay’ ont éclaté sur nous tous, j’ai eu les moyens de commencer à faire face aux éléments d’une réalité qui m’avait jusqu’alors échappé. Fin 1986, j’ai participé à un week-end de conférence sur l’Église et le sida, organisé par les Dominicains anglais. À la fin de ce colloque, Rome a publié sa ‘lettre d’Halloween’, déclarant que les actes homosexuels étaient ‘intrinsèquement mauvais’ et que même l’inclination homosexuelle était ‘objectivement désordonnée’: une bombe à fragmentation avait explosé parmi nous.

Telles étaient donc les questions devant moi, lorsque je suis arrivé au Brésil à la fin de 1987 pour étudier la théologie. Les Jésuites de Belo Horizonte constituaient, à l’époque, la meilleure faculté de théologie catholique au sud du Río Bravo. Plusieurs des professeurs auraient pu être des stars n’importe où. Certains étaient plus classiques et spéculatifs, comme mon superviseur, Ulpiano Vázquez. D’autres étaient plus dans la théologie de la libération dans ces années grisantes qui ont précédé la chute du mur de Berlin. Ils m’ont donné une éducation théologique bien meilleure, je n’en doute pas, que celle que j’aurais reçue si j’étais retourné à Oxford.

Pour commencer, chaque Évangile a été le sujet d’étude d’un semestre de 16 semaines (au lieu des quatre Évangiles étudiés, deux semaines chacun, en un seul trimestre de huit semaines). C’est au Brésil, en étudiant Marc avec J. A. Ruiz de Gopegui, que j’ai été initié à l’exégète anglican J. Duncan M. Derrett. Toute capacité que j’ai à lire et à prêcher les Évangiles vient de ma lente immersion dans la saisie par Derrett du monde sémitique des jeux de mots allusifs qui sous-tendent le Nouveau Testament grec. Il avait miné ces filons en s’attirant de ses contemporains exégètes des ricanements pour son excès d’érudition. Pourtant, il a compris très tôt ce qui aujourd’hui semble évident: ce qui semble érudit pour nous était des allusions familières aux auditeurs de Jésus.

C’est un théologien de la libération, J. B. Libânio, qui m’a fait découvrir pour la première fois la pensée élégante, compacte et profondément chrétienne de Joseph Ratzinger. Le cardinal de l’époque n’a pas été présenté comme un ennemi mais comme une base de réflexion sur Jésus et l’Église, base qui a continué à me nourrir depuis lors. Même si nous avons dépassé les années difficiles où Ratzinger a dirigé l’Église, j’ai trouvé beaucoup de choses dans sa pensée qui s’accordent avec celle de Girard. Ensemble, ils m’ont permis d’imaginer et d’habiter l’Église post-cléricale qui s’approche de nous.

Tous les étudiants de la faculté jésuite de théologie devaient également s’engager dans un travail pastoral. Nous devions apprendre à réfléchir à ce que nous faisions, d’abord sur le plan sociologique et anthropologique, puis sur le plan théologique. Nos professeurs voulaient s’assurer que nous n’étions pas tentés d’imaginer que l’apprentissage de la théologie était possible partout sauf en face du serviteur souffrant.

McCabe m’avait dit: «James, chaque fois que tu écris quelque chose de théologique, arrête-toi et demande-toi: Oui, mais est-ce vrai?» Les compagnons de saint Ignace voulaient maintenant que je demande, d’une manière avec laquelle McCabe aurait été entièrement d’accord, «Où dans tout cela est le Christ crucifié?»

Le sida est donc devenu le creuset permanent de mon apprentissage. Le sida tel qu’il était avant 1994, avec une mort si rapide, des agonies si cruelles mais des amours si poignantes, une honte si virulente, des parcours si bizarres, une pauvreté si omniprésente et des familles si déchirées que même la personne terrifiée et obsédé par moi-même que j’étais a commencé à être entraînée dans l’orbite du serviteur souffrant. Et je veux dire par là que j’ai commencé à entrevoir que le serviteur qui souffrait n’était pas moi. Je ne suis pas la victime ici. Le centre rayonne ailleurs, et je suis, Dieu merci, à la périphérie de ce centre. Jamais je n’avais été aussi vivant que face à cette urgence.

Est-ce choquant de dire cela? Ce n’est que dans les tranchées du sida (une métaphore de la Première Guerre mondiale qui n’est pas prise à la légère) que la pleine mesure de la logique interne de ma peur, de ma honte, de mon sentiment d’inutilité et de ma danse semi-suicidaire avec la mort et le danger a pu prendre vie et trouver son interlocuteur dans la honte et la gloire de la vie et de la mort de ceux que j’accompagnais. Le privilège absolu d’être un prêtre accompagnant des personnes atteintes du sida, tout en apprenant la théologie entre des mains bénies, a permis à Jésus d’appliquer enfin un baume sur la brutalité qui avait si précocement déchiré le cœur d’un garçon de neuf ans.

Rétrospectivement, je ne suis plus surpris que lorsque j’ai finalement terminé ma thèse de doctorat sur le péché originel en 1994, un énorme besoin se soit éteint. La question du péché originel, et donc de ma capacité à être sauvé, avait été résolue. Autrefois lecteur vorace, j’ai soudain perdu la volonté ou la capacité de lire des livres, d’y prendre un quelconque plaisir. Ce n’est que 25 ans plus tard que je retrouve lentement cette habitude.

Il n’est pas non plus étrange que ce qui se rapproche le plus d’un ‘récit de vocation’ ne soit devenu réel qu’en 1994. Alors que ma vie de Dominicain – et tout sentiment de ce que signifiait mon statut de prêtre – commençait à s’effriter, j’ai reçu une parole ouverte et non directive: «Pais mes brebis.» L’une des rares occasions où je n’ai eu aucun doute sur Qui s’adressait à moi, ou plutôt Qui en parlant me faisait advenir, m’est venue alors que je priais devant le saint sacrement après une simple promenade sur un lieu de drague gay.

Même pendant ces années de sida, alors que je faisais cette danse avec la mort, ma conscience était toujours liée à l’idée que quelque chose n’allait pas chez moi parce que j’étais gay. Les présomptions évangéliques avec lesquelles j’avais été élevé s’accordaient très bien avec les oripeaux aristotéliciens ‘objectivement désordonnés’ des congrégations romaines.

Entre 1988 et 1993, je me suis soumis à trois programmes ‘ex-gay’: deux gérés par Leanne Payne et un intitulé ‘Torrents de vie’, géré par Andy Comiskey. J’en suis sorti aussi gay que j’y étais entré. Cependant, dans aucun cas, moi, un adulte qui avait librement choisi d’y participer, me suis-je senti maltraité ou abusé. Avec le recul, je suis heureux de m’être obligé de passer par eux, même si leur principe de base était erroné. Je n’ai finalement changé d’avis qu’après avoir, par mon obéissance, donné à l’enseignement officiel de l’Église toutes ses chances de me convaincre de sa ‘vérité’.

Le dernier acte de ce drame a eu lieu à la fin de 1994 avec la mort soudaine au Brésil de l’homme que j’aimais depuis plusieurs années, Laércio. Il est mort dans les trois semaines qui ont suivi sa première infection opportuniste, au moment où je faisais mes valises pour déménager du Chili au Brésil afin d’être avec lui pour ce que j’avais supposé être les derniers mois de sa vie. Son cadeau d’adieu m’est parvenu alors que j’errais, réduit en zombi par le choc et le chagrin, dans la douce chaleur d’une nuit de décembre à Santiago. C’était la conscience que notre amour avait été réel. De Dieu. Pas frivole, hédoniste ou déformé. Prétendre le contraire, c’était donner à Dieu un coup de pied dans les dents. L’enseignement qui avait lié ma conscience, comme celle de tant d’autres, était tout simplement faux.

La mort de Laércio m’a donné bien plus que cela. Au cours des mois suivants, j’ai non seulement perdu complètement ma peur de la mort, mais aussi toute peur de la honte de mourir du sida, et avec elle toute la dynamique autodestructrice qui m’avait animé. Au cours des deux années suivantes, alors que toutes les formes d’appartenance auxquelles je m’étais accroché désespérément s’effondraient, ma fausse personnalité a pu, enfin et dans la douleur, mourir. Sa mort a été possible parce que le don de la foi avait été tendu au point de me faire goûter, déjà maintenant, à la vie éternelle. Ce sentiment, que la mort est mystérieusement derrière moi, ne m’a pas quitté depuis. J’étais enfin mort et je commençais à devenir vivant en Christ.

Tout dans ma vie avait donc été à l’envers: le doctorat avant le sacerdoce avant le baptême. Au cours du quart de siècle qui s’est écoulé depuis 1994, ces choses ont commencé à se remettre dans l’ordre. Au fur et à mesure que mon sacerdoce baptismal s’est développé, j’ai commencé à entrer dans les choses que j’avais déjà comprises mais sans vraiment les habiter. Ma charge ministérielle, qui consiste à donner de la chair au mot biblique «Pais mes brebis», prend vie, elle est même confirmée par un appel téléphonique du pape.

Et j’ai commencé à être capable de me diversifier intellectuellement à nouveau. La redécouverte par Margaret Barker de l’‘imaginaire’ du temple de l’ancien Israël m’a permis de mieux comprendre la Bible hébraïque, à la suite de Derrett, elle a pris tout son sens grâce à Girard. Plus récemment, j’ai eu le plaisir d’être dépaysé par Ian Hodder et son équipe archéologique à Çatalhöyük en Turquie, éjecté de ma zone de confort et dans la préhistoire. Et ainsi de suite, avec tant de choses encore à venir.

Les promesses de Jésus sont vraies: j’ai reçu les sœurs et les frères, les mères et les familles dont parle l’Évangile – ainsi que, de manière assez inattendue, un fils adoptif dont le rôle dans le changement de mon esprit et de mon cœur est bien trop important pour être décrit ici. Et bien sûr, les persécutions aussi. Je ne voudrais pas qu’il en soit autrement.

Grand merci à Michael Clifton pour sa traduction